UN PROF, ÇA DÉMISSIONNE OU ÇA FERME SA GUEULE : Christophe Penaguin / unbruitblanc.com / 22 février 2020 Je suis enseignant en lycée depuis bientôt 30 ans et je n'ai jamais rien écrit sur l'Education nationale. Il me semblait à la fois impudique et impudent de parler des « problèmes » de l'école en France à partir de ma situation personnelle. Mais à force d'entendre depuis des décennies les mêmes phrases creuses, les mêmes affirmations spectaculairement fausses, les mêmes envolées lyriques grotesques, j'ai fini par me convaincre qu'en fin de compte, chacun devrait exprimer son expérience avec la plus grande candeur possible. Oui, avec candeur car je suis très frappé par le décalage énorme entre les propos que les enseignants tiennent entre eux et le discours formaté qu'ils diffusent à l'extérieur. La raison en est très simple : il est extraordinairement difficile de reconnaître qu'on est largué, découragé, impuissant. ON EN BAVE MAIS ON EST CONTENT On est donc toujours tenté de se réfugier derrière un propos distancié en évoquant des problèmes d'organisation, des dysfonctionnements institutionnels, tout en n'omettant jamais de préciser qu'on adore le métier et qu'il s'agit du plus beau du monde. Mais en procédant ainsi, nous participons, en tant qu'enseignants, à la construction d'un gigantesque village Potemkine de mots qui dissimulent la réalité. C'est pourquoi, je m'autorise aujourd'hui quelques remarques disparates, à la première personne, sur ce que je vois et entends à longueur d'année dans le cadre de mon métier. Premièrement, les enseignants sont-ils tous persuadés de faire le plus beau métier du monde ? Sont-ils tous pénétrés du matin au soir de l'exaltante conviction de former les citoyens de demain ? Evidemment non. On persiste à parler du métier d'enseignant comme s'il était exceptionnel tout en lui appliquant de plus en plus les mêmes recettes de gestion et de management que partout ailleurs. Il suffit d'y réfléchir trente secondes pour comprendre que, bien entendu, les enseignants bossent parce qu'il faut bien bosser pour manger, payer le loyer et s'occuper des enfants. Personne ne se lève tous les matins en s'écriant qu'il va sauver la République. On pourrait penser que c'est un détail mais ce n'est pas le cas. La pression sur les enseignants est extrêmement forte et beaucoup l'intériorisent et se font leur propre persécuteur. UN MÉTIER AU POIL : SAUVER LA RÉPUBLIQUE Nous ne ferions pas un métier comme les autres. La question est : que déduit-on de cette affirmation erronée (car en réalité, aucun métier n'est « comme les autres ») ? La pratique du métier au quotidien fournit la réponse : il nous est sans cesse rappelé que, puisque nous ne faisons pas un métier comme les autres, nous ne devons pas compter notre temps, nous ne pouvons pas nous permettre de nous plaindre, nous ne devons pas faire grève (contrairement à ce qu'on entend souvent, il n'existe aucune « grèviculture » chez les enseignants, la plupart sont au contraire très réticents vis-à-vis de la grève, pour ne pas « pénaliser les élèves »). Il faut donc le dire clairement : les enseignants vont souvent au boulot, comme tout le monde, en râlant. Ils ne sont pas transportés de joie quand ils doivent partir travailler, ils ne rentrent pas chez eux avec des étoiles dans les yeux, ils ne font pas des Olas en salle des profs pour célébrer leur plaisir d'être ensemble. Ils s'ennuient souvent. Ils sont fatigués. Ils préféreraient être ailleurs. Ce qui est parfaitement normal. Deuxièmement, qu'en est-il des rapports hiérarchiques au sein de l'Education nationale ? Etant enseignant depuis trente ans, j'ai vu passer beaucoup de gouvernements, de ministres et de réformes. J'ai donc entendu des proviseurs porter aux nues une réforme puis, trois ans après, chanter les louanges d'une autre réforme…destinée à détruire la précédente. Le même proviseur vous expliquera imperturbablement que la première réforme est formidable et que la deuxième est fantastique, alors que les deux réformes sont contradictoires. Il en ira de même pour le recteur, l'inspecteur et tout autre figure hiérarchique. Il ne s'agit pas d'un problème de personne mais de fonction. Un recteur, un inspecteur de discipline, un proviseur, quelles que soient ses qualités personnelles, est un exécutant qui répercute les consignes de ses supérieurs. VOUS NE VOYEZ PAS CE QUE VOUS VOYEZ Tous ceux qui connaissent l'Education nationale de l'intérieur le savent : un proviseur veut être bien vu par son recteur et le recteur veut être bien vu de son ministre. C'est la raison pour laquelle les débats sur l'autonomie des établissements sont une vaste blague. Quand on parle d'autonomie des établissements, on envisage en fait d'augmenter les pouvoirs des chefs d'établissements. Etant donné que ces derniers sont étroitement contrôlés par le pouvoir politique, ce qu'on appelle autonomie des établissements aboutirait en fait à un renforcement du pouvoir hiérarchique sur les enseignants. Quant à ces derniers, ils ne tiennent généralement aucun compte de ce que leur disent les chefs d'établissements puisqu'on les somme de faire une chose puis son contraire tout en faisant mine de n'y voir aucune contradiction. Cet exemple nous amène à un troisième point : les enseignants sont sans cesse confrontés à un discours officiel qui revient à leur dire « Ce que vous voyez, ce que vous vivez tous les jours, n'existe tout simplement pas. Vous vous trompez. » On pourrait en fournir des dizaines d'exemples. Certains politiciens et certains « experts » ne cessent d'affirmer de manière péremptoire que le nombre d'élèves par classe n'a aucune incidence sur l'ambiance de travail. Il existe des rapports, des études, des « démonstrations » qui aboutissent à cette conclusion aberrante : cela n'a aucune importance qu'une classe compte 20 ou 35 élèves. Or, il se trouve que si. Comment le savons-nous ? Parce que nous sommes enseignants et que nous pouvons donc constater qu'il est toujours, sans la moindre exception, beaucoup plus difficile de faire classe à 35 élèves qu'à 20. Mais cette évidence partagée par tous ceux qui font cours ne change rien au discours officiel. On continue à nous déclarer, devant un arbre immense, « Regardez bien, il n'y a aucun arbre ici, pas l'ombre d'une branche. » PLUS ON EST DE FOUS… PLUS ON EST DE FOUS Et quand je dis qu'il est beaucoup plus difficile de faire cours quand la classe compte 35 élèves que quand elle en compte 20, je ne pense pas prioritairement au « confort » du professeur. Les premiers à pâtir gravement des classes surchargées sont les élèves eux-mêmes. Il n'est pas nécessaire d'être un spécialiste des « sciences » de l'éducation pour comprendre que si la classe compte 35 élèves, il sera évidemment très compliqué d'apporter à chaque élève l'attention et l'aide dont il a besoin. Il est tout aussi évident que les risques d'indiscipline, de bavardages incessants, de tricheries, d'inattention, sont beaucoup plus importants si vous devez surveiller 35 élèves. Et j'utilise volontairement le verbe surveiller car si les élèves sont 35, de fait, vous ne leur apprenez pas grand-chose, vous les surveillez. Justement, venons-en à la discipline. Régulièrement, des événements effrayants sont répercutés par les médias et provoquent un énième « débat » public qui donnent l'occasion à diverses personnalités de taper du poing sur la table en nous informant que « ça suffit comme ça » et « bon sang de bonsoir, il faut faire quelque chose ». Il s'agit en général d'actes de violence entre élèves ou dirigés contre des enseignants. Or, si ces incidents sont réels et inacceptables, ils restent néanmoins peu nombreux et, surtout, ils cachent ce qui constitue le véritable problème de discipline au quotidien. La plupart des enseignants, fort heureusement, ne sont pas passés à tabac par des élèves ou menacés physiquement pendant les cours. La réalité est moins spectaculaire et même en apparence si anodine que beaucoup d'enseignants ont honte d'en parler à des non-initiés. L'AUTORITÉ : UN MYSTÈRE MÉTAPHYSIQUE Au quotidien, faire cours c'est tenter de capter l'attention d'une trentaine d'élèves qui parlent, ricanent, manipulent leur téléphone portable, baillent, dessinent, se font des couettes, etc. La vérité est que les enseignants, sauf cas particulier, n'ont pas peur d'aller au travail. En revanche, ils savent qu'une très grande partie de leur temps de travail va être consacré à des « activités » qui n'ont rien à voir avec l'enseignement et pour lesquelles ils ne sont pas formés. Ils vont devoir expliquer pour la 44^ème fois à tel élève de lycée qu'il n'a pas le droit de se servir de son portable en cours. Ils vont devoir interrompre leur cours toutes les dix minutes pour réclamer, non pas le silence, mais un bruit de fond un peu moins important. Bien sûr, cela ne se passe pas ainsi dans toutes les classes, à chaque séance, tous les jours. Mais c'est néanmoins la réalité la plus quotidienne du métier. Qui en souffre ? Comme toujours, les nombreux élèves qui n'utilisent pas leur portable en cours, qui ne discutent pas, ne ricanent pas. Mais si vous avez une classe de 35 élèves et que 12 d'entre eux se comportent mal, vous passerez votre temps à vous « occuper » de ces 12 perturbateurs, pas des 23 élèves consciencieux. Quel est le discours ambiant face à ce problème ? Il consiste à marteler que c'est au professeur de faire preuve « d'autorité ». Quelle est la nature exacte de cette mystérieuse qualité métaphysique qu'on nomme « autorité » ? Personne ne le sait et chacun se garde bien de tenter de la définir. Il s'agit, là encore, d'un point très délicat à expliquer à quelqu'un qui n'est pas de la « maison » Education nationale. On peut en effet se dire en toute bonne foi qu'en effet un bon professeur est quelqu'un qui maintient l'ordre dans sa classe. Mais il s'agit d'une fausse évidence qui ne résiste ni à l'examen intellectuel ni à la sanction de l'expérience concrète. Un enseignant n'est pas doté de pouvoir magique. Face à une classe indisciplinée, il ne va pas, par la seule vertu de son incroyable charisme, rétablir l'ordre instantanément. IL N'EST PAS NÉCESSAIRE QUE LE SYSTÈME FONCTIONNE, IL SUFFIT QU'IL EN AIT L'AIR En réalité, l'appel à « l'autorité » du professeur est un moyen commode de balayer la poussière sous le tapis. Prétendre que tout dépend de l'autorité du professeur, c'est affirmer que quand une classe n'est pas studieuse, c'est uniquement et intégralement la faute de l'enseignant. Ce n'est pas parce que les effectifs sont trop nombreux. Ce n'est pas parce qu'on laisse des élèves qui ont 5 de moyenne passer au niveau supérieur, ce n'est pas parce que des filières entières sont des voies de garage où on envoie les élèves dont on pense qu'ils n'arriveront de toute façon à rien (absolument tout le monde le sait et le dit en interne mais il est entendu que, publiquement, on doit impérativement dire le contraire, à savoir que tout le monde peut réussir dans n'importe quelle voie). Non, c'est parce que le professeur n'a pas assez d'autorité. Il faut noter d'ailleurs que beaucoup de chefs d'établissements estiment, et le font savoir, que si un enseignant sanctionne souvent des élèves, c'est que cet enseignant a…un problème d'autorité. Que doit-on conclure de tout cela ? C'est simple : la hiérarchie ne souhaite pas prioritairement que les établissements scolaires fonctionnent harmonieusement et que les élèves réussissent, la hiérarchie souhaite prioritairement qu'on ait extérieurement l'impression que l'établissement fonctionne et que les élèves réussissent. C'est la raison pour laquelle un proviseur lambda préfère toujours que ce soit le bazar dans une classe du moment que cette réalité n'est pas connue en dehors de l'établissement. En revanche, si vous expulsez souvent des élèves de cours, les parents vont se manifester, demander des explications, et il faudra bien reconnaître que les choses se passent mal. C'est pourquoi il est communément admis au sein de l'Education nationale qu'un enseignant qui use de son autorité pour expulser de cours des élèves perturbateurs est…un professeur qui manque d'autorité. LES ÉLÈVES ONT DES VACANCES, LES PROFS ONT DES PRIVILÈGES Les enseignants reçoivent-ils une formation à « l'autorité » ? Bien sûr que non. On se contente de seriner qu'un enseignant qui sait intéresser ses élèves aura le silence dans sa classe, ce qui revient à dire que si les élèves n'ont pas envie de mettre le bazar, ils ne mettront pas le bazar. Brillant. Mais dans la vraie vie, les enseignants sont des gens normaux, pas des gourous, pas des rock stars, ni des prêcheurs pénétrés de l'esprit saint. Ils font tout ce qu'ils peuvent pour intéresser les élèves, ils réussissent parfois, ils échouent souvent, ils recommencent, ils font de leur mieux. Et si 15 élèves ont décidé que la matière enseignée ne les intéressait pas ou qu'ils n'aiment pas le prof ou qu'ils préfèrent se raconter des blagues ; « l'autorité » du professeur n'y changera rien. Je n'ai pas un esprit de corps très développé mais mon expérience dans de nombreux établissements scolaires m'a appris que les enseignants, dans leur immense majorité, sont des gens patients qui essaient du mieux qu'ils peuvent de faire correctement leur métier. Oui, ils doivent être extrêmement patients pour entendre constamment des « experts » de l'éducation (l'enseignement c'est comme le foot, n'importe quel quidam est persuadé de savoir comment il faut s'y prendre pour gagner la coupe du monde) noter finement que, tout de même, les enseignants ont vraiment beaucoup de vacances. En début de carrière, je répondais que, fondamentalement, ce sont les élèves qui sont en vacances et qu'il n'y aurait guère de sens à envoyer les enseignants faire cours devant des classes vides. MAIS POURQUOI DONC NE SE RÉUNISSENT-ILS PAS ? Mais j'ai constaté que cette évidence de bon sens ne désarçonne en rien ceux qui ont décidé que les profs sont des paresseux. Ils vous répliquent généralement que les enseignants pourraient très bien se rendre dans leurs établissements pendant les vacances des élèves afin de « se réunir ». Personne n'est capable d'indiquer ce que serait l'objet et la fonction de telles réunions mais peu importe, si les enseignants se réunissaient pendant les vacances, on serait au moins certain qu'ils ne sont pas chez eux en train de boire des mojitos en se mettant leur slip sur la tête. Il ne sert à rien non plus de souligner que le temps de travail réel des enseignants en France est estimé à 40 heures par semaine. Ou que les profs sont déjà convoqués à longueur d'années à des réunions qui ne servent souvent à rien, si ce n'est à écouter un cadre de l'administration leur expliquer que tout va bien dans le meilleur des mondes. La machine Education nationale continue de fonctionner. Pourquoi ? Parce que les enseignants baissent la tête et continuent sagement de faire leur travail. Parce que les élèves consciencieux qui n'arrivent pas à travailler correctement baissent la tête et essaient de s'en sortir quand même. Parce que les chefs d'établissement continuent à faire des rapports à leur hiérarchie où ils jurent, main sur le cœur, que leur établissement fonctionne à merveille et que les choses iront d'ailleurs de mieux en mieux grâce à une série de projets pédagogiques élaborés par la communauté éducative dans la joie et l'exaltation. Mais tout ne va pas bien et les choses ne s'amélioreront jamais si nous persistons à arrondir les angles. AIME TON MÉTIER ET FAIS-LE SAVOIR Je devrais terminer en affirmant que, malgré tous ces problèmes, j'aime mon métier et qu'il m'apporte des joies ineffables. Je devrais calquer le discours des ministres qui commencent toujours par rappeler que les enseignants font un travail merveilleux avant d'annoncer des mesures qui vont rendre ce travail beaucoup plus difficile et inefficace. Mais mon sentiment réel est que l'enseignement devient, de plus en plus au fil du temps, un travail ingrat accompli péniblement dans un environnement d'hypocrisie généralisée. Une mauvaise pièce de théâtre indéfiniment jouée devant un public indifférent. [https://www.unbruitblanc.com/societe/un-prof-ca-demissionne-ou-ca-ferme-sa-gueule]